16 May
L'ombre persistante : L'esclavage dans le Sud-Est Asiatique et la Malaisie.

Des origines, jusqu’à l’islam.

L'esclavage, une institution millénaire et complexe, a profondément marqué l'histoire du sud-est asiatique. Loin d'être une pratique homogène, il s'est manifesté sous diverses formes, s'adaptant aux contextes sociaux, économiques et religieux des différentes régions. Je vais ici expliquer l'omniprésence de l'esclavage dans cette vaste aire géographique, en me concentrant particulièrement sur ce qui deviendra la Malaisie, et en distinguant les dynamiques à l'œuvre avant et après l'introduction de l'islam. Mon analyse révélera une continuité de la pratique jusqu’à l’arrivé des Européens. 

Avant l'arrivée de l'islam, l'esclavage était une composante intégrale des sociétés malaises et du reste du sud-est asiatique. Les royaumes et les communautés préislamiques avaient développé des systèmes d'asservissement ancrés dans les réalités de l'époque. Les sources d'esclaves étaient multiples et reflétaient les dynamiques de pouvoir et les besoins socio-économiques des différents royaumes. La guerre et les raids constituaient une source primordiale, les prisonniers capturés étant souvent réduits en servitude. Les conflits intercommunautaires et les expéditions punitives alimentaient ce flux d'individus dépossédés de leur liberté. L'endettement représentait donc une autre voie vers l'asservissement, l'incapacité à rembourser une dette entraînant la servitude de l'individu ou de sa famille. La criminalité pouvait également être sanctionnée par l'esclavage. Enfin, dans certaines structures sociales, le statut d'esclave pouvait être héréditaire, perpétuant ainsi les chaînes de servitude à travers les générations. 

Les rôles des esclaves dans les sociétés préislamiques étaient diversifiés. Ils étaient employés principalement comme serviteurs domestiques au sein des foyers des élites et des personnes aisées, accomplissant les tâches quotidiennes et contribuant au prestige de leurs maîtres. Bien que l'étendue de cette pratique ait pu varier, ils pouvaient également être employés dans l'agriculture, participant aux travaux des champs. Le travail artisanal et la construction étaient d'autres domaines où la main-d'œuvre servile était utilisée. En bref, l'esclavage était un rouage essentiel du fonctionnement économique et social des sociétés malaises préislamiques, contribuant à la production, au maintien du statut et à la démonstration de la puissance. 

L’Islam.

L'arrivée de l'islam dans le sud-est asiatique, à partir du XIIIe siècle, a marqué une transition significative, mais n'a pas entraîné l'abolition de l'esclavage. Au contraire, l'institution s'est adaptée et a persisté sous l'influence des nouvelles normes religieuses et juridiques. L'islam a introduit des réglementations concernant le traitement des esclaves et a, en principe, interdit l'asservissement des musulmans par d'autres musulmans. Cette distinction a eu un impact direct sur les sources d'esclaves, favorisant les raids et le commerce ciblant les populations non musulmanes, notamment les Orang Asli dans la péninsule malaise (1). 

Les sultanats malais, une fois islamisés, ont adoptés l'esclavage dans leurs structures sociales et économiques. Melaka, au XVe et XVIe siècles, est devenu un centre commercial florissant, y compris pour le commerce d'esclaves. Les marchands acheminaient des captifs non musulmans vers les sultanats, alimentant la demande de main-d'œuvre servile. Les rôles des esclaves sont restés largement similaires à la période préislamique, avec une forte concentration dans le travail domestique, mais aussi une utilisation dans l'agriculture et l'artisanat. La possession d'esclaves demeurait un symbole de statut social et de richesse. Il est important de noter que l'esclavage dans le sud-est asiatique, y compris en Malaisie, présentait des spécificités régionales et des nuances importantes. Les conditions de vie des esclaves, leurs droits (ou leur absence), et les possibilités de rachat de leur liberté variaient considérablement d'une société à l'autre. Certaines formes d'asservissement pouvaient être plus douces, avec une intégration progressive à la famille du maître, tandis que d'autres étaient marquées par une brutalité et une exploitation extrême. 

L'abolition progressive de cet esclavage culturel ou plutôt civilisationnel dans la région, n'est intervenue qu'avec la colonisation européenne aux XIXe et XXe siècles. Les puissances coloniales, notamment les Britanniques en Malaisie, ont progressivement mis en œuvre des législations visant à interdire la traite et, ultimement, l'esclavage lui-même. Cependant, cette abolition fut un processus lent et complexe, et des formes de travail forcé et de servitude pour dettes ont persisté au-delà des interdictions officielles. 

L'esclavage et l'exploitation en Asie du Sud-Est sous la colonisation occidentale.

La colonisation occidentale de l'Asie du Sud-Est, initiée par les Portugais au XVIème siècle et intensifiée par les Hollandais et les Anglais, a profondément transformé les sociétés de la région. Si, comme nous l’avons vue, l'esclavage existait déjà sous des formes diverses, l'arrivée des puissances européennes a introduit de nouvelles dynamiques, intensifié certaines pratiques et engendré des formes d'exploitation qui, bien que parfois qualifiées différemment, perpétuaient des relations de domination et de servitude.

L'arrivée des Portugais au XVIème siècle, bien que concentrée principalement sur le commerce et l'établissement de comptoirs stratégiques comme Malacca (2), a eu un impact sur les systèmes d'esclavage existants. Les Portugais étaient eux-mêmes impliqués dans la traite atlantique et ont importé des esclaves d’Afrique en Asie (3). Ils ont également perpétué et profité de l'esclavage local, utilisant des esclaves pour le travail domestique, dans leurs colonies et dans le commerce régional. Les Portugais ont contribué à l'intégration de l'Asie du Sud-Est dans des réseaux commerciaux mondiaux, ce qui a intensifié la demande et le commerce d'esclaves régionale. 

Au XVIIème siècle, les Hollandais ont supplanté les Portugais comme puissance dominante dans une grande partie de l'archipel indonésien. La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) a établi un système colonial axé sur l'extraction des ressources et le contrôle du commerce. L'esclavage est devenu un élément central de ce système. Les Hollandais ont utilisé des esclaves pour travailler dans les plantations (notamment d'épices), dans les mines, dans la construction et comme main-d'œuvre domestique. Les sources d'esclaves étaient variées : populations locales asservies lors de conflits ou par endettement, mais aussi des personnes importées d'autres régions d'Asie, y compris d'Inde et de Ceylan. Batavia (Jakarta) est devenu un centre important du commerce d'esclaves sous l'administration de la VOC. Les règlements de la VOC régissaient la vie des esclaves, souvent de manière brutale et restrictive. Mais le véritable impact sur le continent était plutôt d’ordre économique, l’augmentation de la demande occidentale, demandait plus de raids, plus de conflits. 

L'influence des Anglais s'est accrue plus tardivement, principalement à partir du XVIIIème siècle, avec l'établissement de colonies comme Penang, Malacca (après une période hollandaise) et Singapour, ainsi que leur expansion en Birmanie et en Malaisie. Initialement, l'esclavage était également présent dans ces colonies britanniques, bien que son importance économique ait pu varier selon la région et l'époque. Les Anglais ont utilisé des esclaves pour le travail domestique et dans certaines activités économiques. Cependant, au XIXème siècle, sous l'influence du mouvement abolitionniste, la Grande-Bretagne a progressivement interdit la traite négrière (1807) et l'esclavage dans ses colonies (1833). 

Un esclavage qui n’en portait plus le nom. 

Malgré l'abolition formelle, la colonisation britannique a engendré des formes d'exploitation qui présentaient des similitudes avec l'esclavage traditionnel. L'introduction de systèmes de travail contractuel, en particulier pour répondre à la demande de main-d'œuvre dans les plantations de caoutchouc et les mines d'étain en Malaisie, a souvent conduit à des conditions de vie et de travail extrêmement difficiles pour les travailleurs immigrés, notamment ceux venus de Chine et d'Inde. Ces systèmes étaient caractérisés par des contrats contraignants, des salaires bas, l'endettement forcé et une mobilité limitée, piégeant de nombreux travailleurs dans une situation de servitude de fait jusque leur mort, sans possibilité de liberté. Le cas des travailleurs chinois achetés et vendus à bas prix tout le long du XIXème siècle, illustre une forme d'exploitation où les individus étaient recrutés (parfois par la tromperie ou la force) en Chine et transportés en Asie du Sud-Est pour travailler dans des conditions déplorables. Leur "achat" par des employeurs et leur vente ultérieure à d'autres parties s'apparentaient à une forme de traite humaine et de servitude pour dette. De même, la vente de femmes chinoises comme esclaves sexuelles, souvent dans le contexte des réseaux de prostitution alimentés par les communautés d'immigrants masculins et le contexte colonial, représente une forme abjecte d'exploitation et de déshumanisation. Ces pratiques, bien que n'étant pas toujours qualifiées "d'esclavage" au sens strict après l'abolition, partageaient des caractéristiques fondamentales de perte de liberté, de contrôle par autrui et d'exploitation économique et sexuelle, qui perdurèrent jusqu’au début du XXème siècle.

Conclusion. 

Même si l'esclavage tel qu'il était pratiqué historiquement a été largement criminalisé, des formes modernes d'esclavage et de traite humaine continuent d'exister en Asie du Sud-Est aujourd'hui. Cela inclut le travail forcé dans diverses industries (pêche, agriculture, manufacture), l'exploitation sexuelle, la servitude domestique et le trafic d'êtres humains. Ces formes contemporaines, bien que souvent dissimulées, perpétuent les dynamiques de pouvoir et l'exploitation qui ont caractérisé l'histoire de l'esclavage dans la région pendant des siècles. En conclusion, l'esclavage en Asie du Sud-Est a connu une longue et complexe évolution, des structures de dépendance préislamiques aux formes intensifiées et nouvelles introduites par la colonisation occidentale, jusqu'aux manifestations modernes de la traite humaine et du travail forcé. Bien que les cadres juridiques aient changé, l'ombre tenace de l'exploitation et de la perte de liberté continue de planer sur certaines populations de la région, rappelant la nécessité d'une vigilance constante et d'efforts concertés pour éradiquer toutes les formes d'esclavage.

EmbunRoseDH.

Notes : 

1 : Le terme malais "sakai" était le mot utilisé pour nommer ces populations, mais il a malheureusement acquis une connotation péjorative, synonyme d'esclave, témoignant de cette dynamique. 

2 : https://www.colonialvoyage.com/portuguese-malacca-1511-1641/ 

3 : À ce titre, lire absolument l’ouvrage d’Anthony Reid, "A History of Southeast Asia" aux éditions Palgrave Macmillan, (1988), il y explique cette facette rarement expliqué et exploité de l’importation d’esclaves africains Asie du Sud-Est par les Portugais. 

Références:

Ouvrages généraux sur l'esclavage en Asie du Sud-Est : 

"Maritime China in Transition, 750-1450", de Wang Gungwu (王赓武) (2003). Curzon Press. Sans aucun doute, l’ouvrage le plus complet sur un axe rarement étudier de façon approfondie sur le caractère commerciales et les routes de commerces chinoises. M. Wang Gungwu est un grand historien de premier plan, né en Indonésie de parents chinois et ayant passé une grande partie de sa carrière à enseigner et à faire de la recherche en Malaisie, à Hong Kong, en Australie et à Singapour. Ses travaux se concentrent ici sur le rôle de la Chine dans les échanges maritimes avec l'Asie du Sud-Est pendant une période cruciale, abordant la place de l’esclavage dans ces échanges. Attention toutefois, l’édition anglaise est épuisée et ne reste plus que l’édition chinoise. 

“The Southeast Asian Port and Polity: Rise and Demise”, de J. Kathirithamby-Wells et John Villiers. (1990). Singapore University Press. Bien qu’axé sur les ports et les politiques régionales, cet ouvrage contient des informations importantes sur le rôle de l'esclavage dans les économies maritimes du Sud-Est Asiatique. 

“A History of Southeast Asia: Critical Crossroads”, d’ Anthony Reid. (2015). Wiley Blackwell. Un ouvrage plus récent et sobre du Sud-Est asiatique, qui aborde également la question de l'esclavage dans la région. 

“Southeast Asia: An Environmental History”, de Peter Boomgaard. (2019). Bloomsbury Academic. M. Boomgaard offre ici des perspectives sur la main-d'œuvre et les systèmes sociaux, y compris l'esclavage, en lien avec l'exploitation des ressources. 

“Strange Parallels: Southeast Asia in Global Context, c. 800-1830, Volume 1: Integration on the Mainland”, de Victor B. Lieberman, (2003). Cambridge University Press. À mes yeux l’ouvrage de référence ultime pour bien cerner le coté civilisationnel de l’esclavage dans la région. Il offre un contexte comparatif et aborde les structures sociales et économiques. 

Ouvrages sur la période qui précède l’arrivé de l’Islam dans la région : 

“The Golden Khersonese: Studies in the Historical Geography of the Malay Peninsula before A.D. 1500”, de Paul Wheatley. (1961). University of Malaya Press. Excellents travaux se concentrant sur les structures sociales et les interactions qui ont précédé l'islam.   

“Buddhism and Society in Southeast Asia Swearer”, de Donald K et John McCabe. (2016). Rowman & Littlefield. Il contient des informations sur les pratiques sociales et les hiérarchies, y compris les formes de dépendance, dans les royaumes bouddhistes qui ont précédé ou coexisté avec l'islam dans certaines régions. 

“The Malays. The Peoples of South-East Asia and the Pacific”, de A.C. Milner. (2010). Wiley-Blackwell. Une étude approfondie de l'histoire et de la culture malaise qui aborde les structures sociales traditionnelles, ainsi que l’esclavage pré et post islamique dans la région. 

Ouvrages sur la Malaisie et les régions avoisinantes : 

“Borneo and the Indian Archipelago”, de James Francis Warren. NUS Press. (2007). Ce livre essentiel aborde le contexte comparatif sur les pratiques d'esclavage dans les régions voisines de Singapour. Malheureusement, l’édition est épuisée et n’est plus offerte. Pour le découvrir, il faut se rendre dans les bibliothèques le possédant. 

“Southeast Asia in the Age of Commerce, 1450-1680, Volume One: The Lands below the Winds”, d’Anthony Reid. (1988). Yale University Press. Un ouvrage fondamental offrant un contexte socio-économique de la région, y compris les pratiques d'esclavage. 

“The Sulu Zone, 1768-1898: The Dynamics of External Trade, Slavery, and Ethnicity in the Transformation of a Southeast Asian Maritime State”, de James Francis Warren. (1981). University of Wisconsin Press. Autre excellents travaux de M. Warren, centré sur la zone de Sulu et qui offre des perspectives comparatives sur l'esclavage maritime dans la région. 

“A History of Malaysia”, de Barbara Watson Andaya, et Leonard Y. Andaya (1982). Macmillan Asian Histories Series. Ce livre reste une référence et un aperçu historique de la Malaisie, incluant les aspects sociaux et économiques tels que l'esclavage avant et après l'islam. 

“Treacherous River: A Study of Rural Chinese in North Malaya”, de Newell, William H. (1962). Malayan Sociological Research Institute. Très bons travaux anthropologiques sur les structures sociales qui ont pu interagir avec les systèmes d'esclavage. 

Ouvrages sur la colonisation occidentale et sa vision de l’exploitation humaine. 

“The Rise and Fall of the Plantation Complex: Essays in Atlantic and Indian Ocean History” de Philip D. Curtin. (1998). Cambridge University Press. Curtin nous fait ici comprendre les mécanismes des plantations et y offre un cadre comparatif pour comprendre l'esclavage dans les colonies en Asie du Sud-Est. 

“Indentured Labor in the Age of Imperialism, 1834-1922”, de David Northrup. (2007). Cambridge University Press. Excellente et rare analyse comparative du travail forcé sous contrat, pertinent pour comprendre les formes d'exploitation post-abolition en Asie du Sud-Est. 

“Capitalism and Confrontation in Sumatra's Plantation Belt, 1870-1979”, de Ann Laura Stoler, Ann Laura. (1995). University of Michigan Press. Madame Stoler y aborde les relations de travail et les formes de contrôle de la main-d'œuvre au sein des plantations. 

“Chinese Migrants between Worlds: Fuzhou, Fujian and the Rural Sociology of Diaspora, 1840-1940”, de Adam McKeown. (2001). Stanford University Press. L’ouvrage de référence qui explore les dynamiques de la migration chinoise et les conditions de travail aux limites de l’esclavage des migrants chinois, y compris les différentes formes d'exploitation.

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