Il est tout à fait juste de dire que si la capitulation de l'Allemagne en 1945 marque un tournant capital en Occident, en Europe de l'Est et en Afrique, la Seconde Guerre mondiale était loin d'être terminée pour le reste du monde. En Asie, le conflit perdurera quatre mois de plus, des mois où les hostilités ne baissaient ni en intensité ni en violence, mais s'aggravent. Hors d'Asie, l'agression japonaise et ses atrocités sont rarement abordées dans l'histoire occidentale, l'imaginaire collectif se limitant le plus souvent à trois événements majeurs du théâtre pacifique : Pearl Harbor, la bataille de Midway et les deux bombes atomiques (1). Pourtant, l'expansionnisme et la violence de l'occupation japonaise rivalisent sans peine avec ceux du Troisième Reich (2).
Une mémoire sélective et une paix arrangée.
L'une des principales raisons de cette méconnaissance est la politique de l'après-guerre menée par les États-Unis. En effet, afin de ne pas froisser le nouvel allié anti-communiste qu'était devenu le Japon "libéré", les crimes de guerre et les violences nippones ont été sciemment mis de côté. Contrairement à l'Allemagne, aucun plan de dénazification n'a été mis en place pour le Japon, et il n'y a pas eu de travail équivalent sur la mémoire des crimes de guerre. L'empereur et sa famille n'ont jamais été jugés. En revanche, en Allemagne, le procès de Nuremberg a symbolisé une volonté de justice internationale, forçant le pays à confronter son passé. Le Japon n'a pas eu à se confronter de la même manière à son impérialisme. Une autre différence majeure réside dans le traitement du territoire et de la population. Les Allemands ont fait l’expérience de troupes étrangères sur leur sol, des combats sur des lignes de front, et des violences militaires directes à la fin de la guerre. Leur territoire a été dévasté et divisé. En revanche, le Japon, mis à part une violente campagne de bombardements aériens (dont les deux bombes atomiques) n'a pas subi d'invasion terrestre. Le peuple japonais, bien que souffrant terriblement des attaques aériennes, n'a pas eu à subir l'occupation militaire directe et les violences qui y sont associées sur son territoire, comme cela a été le cas en Allemagne avec les armées soviétiques et alliées. C'est l'Occident qui, par bienveillance politique et volonté géostratégique, a laissé un vide se créer, effaçant ainsi les souffrances d'innombrables nations asiatiques. Cette politique a eu pour conséquence de minimiser les atrocités japonaises, laissant dans l'oubli des événements majeurs comme le massacre de Nanjing, les unités 731 qui ont mené des expérimentations humaines, et l'asservissement de millions de personnes à travers l'Asie. Cette approche a non seulement permis de redorer rapidement l'image du Japon, mais elle a aussi rendu difficile la réconciliation avec les pays voisins, qui se sentent encore aujourd'hui trahis par l'absence de reconnaissance et de remords de la part du Japon (3). Le silence imposé sur ces crimes de guerre a eu un impact durable sur les relations internationales en Asie, un héritage dont les conséquences se font encore sentir aujourd'hui.
Une prise de conscience ambivalente: l'éveil nationaliste.
Le premier sentiment est celui d'une prise de conscience paradoxale. Bien que l'occupation japonaise ait été d'une brutalité extrême, elle a indirectement mis fin à l'ère du colonialisme occidental en Asie. En chassant les puissances européennes comme le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas, le Japon a involontairement jeté les bases des mouvements d'indépendance. L'éveil du nationalisme dans les pays occupés, au sein de l'éphémère "sphère de coprospérité japonaise", a servi les intérêts économiques et stratégiques nippons tout en insufflant un élan de libération qui se concrétisera après la guerre. La victoire du Japon sur l'Empire russe en 1905 avait déjà prouvé qu'une nation asiatique pouvait vaincre une puissance européenne. La Seconde Guerre mondiale a confirmé cette leçon de manière spectaculaire. L'expansion fulgurante du Japon et sa capacité à plonger les puissances coloniales dans de graves complications stratégiques ont brisé à jamais le mythe de la toute-puissance occidentale (5). Cette dualité est fondamentale : le Japon a été à la fois un oppresseur et, sans le vouloir, un catalyseur de l'émancipation pour des millions d'Asiatiques, qui ont vu leurs "maîtres" occidentaux humiliés et chassés. L'effondrement des empires coloniaux qui suivra le conflit doit beaucoup à cette "onde de choc" japonaise (6).
L'apprentissage d'un maitre ambivalent.
Le second sentiment est celui de l'apprentissage. L'Asie a tiré des leçons de son "ancien maître". Le Japon est sorti du Moyen Âge en se modernisant à outrance et en s'armant "à l'occidentale" (7). Il a appris à respecter le fort pour mieux le copier et s'en inspirer. Alors que l'Afrique a majoritairement perçu l'homme blanc comme un colonisateur profiteur et destructeur, l'Asie a plutôt eu une vision plus complexe, y voyant un colonisateur dont on pouvait également s'inspirer. En observant et en échangeant, les nations ont développé des outils d'indépendance et posé les bases de leur future domination économique. Le Japon leur a montré, par l'exemple, qu'il était possible de se moderniser sans renoncer à son identité, bien que sa propre approche ait été marquée par un nationalisme exacerbé. Cet apprentissage, paradoxalement, a été rendu possible grâce à l'agression japonaise, qui a forcé les nations asiatiques à reconsidérer leur position dans le monde. Le Japon est devenu le modèle d'une puissance non-occidentale capable d'une industrialisation et d'une puissance militaire de premier plan. Ce fut une source d'inspiration pour de nombreux leaders nationalistes en Asie du Sud-Est, qui ont vu dans le modèle japonais une voie vers l'indépendance et le progrès.
Une injustice persistante avec l'oubli des crimes et des victimes.
Le troisième sentiment, le plus douloureux, est celui de l'injustice. Le Japon n'était pas seulement un occupant, mais aussi un oppresseur brutal. Ses soldats se sont comportés en exploiteurs, en violeurs, en pilleurs et en massacreurs, laissant derrière eux une traînée de souffrance et de destruction (8). De nombreuses nations, comme la Corée, la Malaisie, les Philippines et surtout la Chine, n'ont jamais vu leurs bourreaux traduits en justice de manière satisfaisante, et cette absence de réparation a laissé des cicatrices indélébiles. Contrairement aux procès de Nuremberg pour les crimes nazis, les crimes de guerre japonais n'ont pas fait l'objet d'une campagne de justice et de mémoire aussi médiatisée et exhaustive. L'absence de devoir de mémoire imposé au Japon, combinée à l'occultation de ces atrocités dans l'historiographie occidentale, a créé une injustice durable pour les victimes et leurs descendants. Ce sentiment d'oubli et de non-reconnaissance continue d'affecter les relations entre le Japon et ses voisins asiatiques, soulignant à quel point le processus de guérison et de réconciliation est loin d'être achevé.
Une rétrospective historique avec la chute de Singapour.
Après une série de succès tactiques fulgurants en Malaisie, les troupes japonaises se lancent à l'assaut de Singapour, une place forte britannique considérée comme imprenable. Le 15 février 1942, contre toute attente, la ville capitule, infligeant une humiliation cinglante au haut commandement anglais. C'était un coup dur, non seulement pour le moral britannique, mais aussi pour l'image de la puissance coloniale occidentale. La chute de Corregidor aux Philippines fera de même pour les Américains, illustrant à quel point les forces alliées étaient sous-estimées et non préparées face à la blitzkrieg japonaise (9). La lutte fut acharnée, mais la victoire revint au plus doué et au plus audacieux des deux adversaires, qui avaient su exploiter les faiblesses stratégiques des défenseurs.
Résistance et assimilation, les deux visages de l'occupation japonaise.
L'occupation japonaise de Singapour, que les Japonais rebaptisent "Syonan" (la "Lumière du Sud"), est perçue comme un point géostratégique majeur. Une politique d'assimilation impitoyable est mise en place pour effacer toute trace d'influence occidentale et coloniale. Le japonais devient obligatoire à l'école, l'hymne national, le Kimigayo, doit être connu de tous, et une monnaie propre à Singapour est imprimée. Les habitants sont forcés de s'incliner devant les soldats japonais, et le cinéma et la radio ne diffusent que des programmes japonais (12). Le but est clair : faire de Singapour une colonie japonaise à part entière, mais qui s'inscrit dans la vision d'un empire "unifié" sous le pouvoir du Japon. Dès le début de l'occupation, les Japonais considèrent les minorités chinoises et indiennes comme une cinquième colonne potentielle. Ils mettent alors en place des politiques xénophobes et discriminatoires, baptisées "Sook Ching" (la "Purification"), pour éliminer toute résistance (13). Ces mesures de contrôle visent particulièrement les Peranakans et les Indiens, accusés de sympathies pro-anglaises (14). Les exécutions de masse et la répression brutale font de cette période un chapitre sombre de l'histoire de la ville.
Des héros dans l'ombre face à la tyrannie.
Malgré la répression, de nombreux Singapouriens se lèvent pour résister. L'occupation japonaise donnera naissance à ses premiers héros nationaux. Le lieutenant malais Adnan Saidi, qui mourra avec honneur en défendant son pays face aux envahisseurs (10), est aujourd'hui considéré comme une figure emblématique du patriotisme. Une plaque commémorative rappelle son acte de bravoure et celui de ses hommes au Kent Ridge Park.De la même façon, de nombreux Peranakans rejoignent la résistance. Parmi eux, l'héroïne Elizabeth Choy, qui, avec son époux, vient en aide aux prisonniers de guerre anglais (15). Arrêtée par la police militaire japonaise, la Kempeitai (16), elle subit des tortures physiques et psychologiques pendant 200 jours, sans jamais révéler la moindre information. Devant son courage indéfectible, et malgré les viols et les humiliations, le lieutenant-colonel Masayuki Oishi, chef de la cellule locale de la Kempeitai, finit par la libérer, les faits qui lui sont reprochés n'ayant pas de nature militaire (17). Son histoire est un témoignage poignant de la force de l'esprit humain face à l'oppression.Un autre héros majeur de cette période est le policier eurasien Halford Iovelle Boudewyne. Au péril de sa vie, il prend des risques inouïs pour informer les Alliés des intentions japonaises, notamment de leurs projets belliqueux contre l'Inde, et il collecte des preuves des crimes de guerre japonais pour les tribunaux de l'après-guerre (18). Ces figures héroïques, souvent oubliées de l'histoire occidentale, illustrent l'esprit de résistance qui a animé une partie de la population de Singapour, transformant une défaite militaire en un combat pour la dignité et la liberté.
Conclusion.
L'histoire de la Seconde Guerre mondiale est souvent racontée à travers le prisme occidental, avec des dates emblématiques qui s'appliquent principalement à l'Europe. Cependant, pour l'Asie, la chronologie est tout autre. La guerre n'a pas commencé le 1er septembre 1939 pour se terminer le 8 mai 1945. En Asie, elle a débuté le 7 juillet 1937 avec l'invasion de la Chine par le Japon, et n'a pris fin que le 2 septembre 1945, avec la capitulation officielle de l'Empire du Japon.Cette différence de calendrier est cruciale pour comprendre l'expérience de millions de personnes. Singapour, par exemple, fut occupé militairement du 15 février 1942 au 12 septembre 1945. La ville ne fut finalement rétrocédée aux forces britanniques que lors de l'opération Tiderace (19), marquant la fin de trois années et demie de souffrance et de bouleversement.
Cependant, le mal était fait. La puissance coloniale britannique, bien qu'ayant repris le contrôle, avait perdu son aura d'invincibilité. L'occupation japonaise avait eu un effet paradoxal sur le nationalisme local : en chassant les Occidentaux, elle avait non seulement brisé le mythe de leur supériorité, mais elle avait également suscité une prise de conscience nationale chez les peuples colonisés. Le Japon a, sans le vouloir, agi comme un catalyseur. Même si sa politique était brutale et oppressive, elle a nourri l'idée que les nations d'Asie pouvaient être maîtresses de leur destin. Les mouvements de résistance, initialement formés contre les Japonais, ont ensuite servi de base pour les luttes d'indépendance contre les anciens colonisateurs. C'est pourquoi, malgré une politique coloniale britannique plus souple après la guerre, l'Asie du Sud-Est anglophone a fini par obtenir son indépendance. L'occupation japonaise, aussi destructrice qu'elle fût, est donc une conséquence indirecte qui a précipité l'effondrement des empires coloniaux en Asie.
Embun.
Notes.
1 : https://en.wikipedia.org/wiki/Japanese_war_crimes
2 :https://foreigndispatches.typepad.com/dispatches/2005/04/japanbashing_op.html
3 : https://en.wikipedia.org/wiki/Russo-Japanese_War
4 : https://afe.easia.columbia.edu/special/japan_1750_meiji.htm
5 : https://en.wikipedia.org/wiki/Fall_of_Singapore
6 : https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_Corregidor
7 : https://en.wikipedia.org/wiki/Adnan_Saidi
« Biar putih tulang, jangan putih mata » ou « la mort avant le déshonneur ».
8 : https://en.wikipedia.org/wiki/Japanese_occupation_of_Singapore
9 : https://en.wikipedia.org/wiki/Kimigayo
10 : https://en.wikipedia.org/wiki/Sook_Ching
11 : https://en.wikipedia.org/wiki/Peranakan_Chinese
12 : https://en.wikipedia.org/wiki/Elizabeth_Choy
14 : https://en.wikipedia.org/wiki/Kenpeitai_East_District_Branch